Antiquité
Dès l’Antiquité, les historiens mentionnent Djerba qu’ils identifient à la première île où, dans l’Odyssée, Homère fait échouer Ulysse et ses compagnons, égarés en mer de retour de la guerre de Troie (vers 1185 av. J.-C.)12 ; pour avoir goûté au lotos, « fruit doux comme le miel qui plonge tous ceux qui en dégustent dans les délices d’un bienheureux oubli qui efface tous les soucis de l’existence », Ulysse « que ce fruit miraculeux aurait plongé dans une heureuse amnésie »13, a peine à quitter l’île des Lotophages (mangeurs de lotos)14.
À l’orée de l’Histoire, le territoire de l’actuelle Tunisie est peuplé de Berbères au mode de vie néolithique15. Plusieurs spécialistes, dont Lucien Bertholon16 et Stéphane Gsell17, admettent l’existence de migrations entre la mer Égée et le golfe des Syrtes, où se trouve Djerba, au cours du IIe millénaire av. J.-C.. Avant même la fondation de Carthage, au IXe siècle av. J.-C., des Phéniciens de Tyr auraient implanté plusieurs comptoirs le long de la côte de la Libye et de la Tunisie actuelles jusqu’à Utique. Djerba en fit sans doute partie. Le Périple du Pseudo-Scylax, qui remonte approximativement au milieu du IVe siècle av. J.-C., donne sur l'île les indications les plus anciennes, exception faite de celles d’Homère :
« On y fait beaucoup d’huile, qu’on tire de l’olivier sauvage ; l’île produit d’ailleurs beaucoup de fruits, de blé, d’orge, la terre est fertile9. »
La tradition locale, dans sa version la plus courante, rapporte que les premiers Juifs se seraient installés à Djerba après la destruction par l’empereur Nabuchodonosor II, en 586 av. J.-C., du Temple de Salomon18, dont une porte aurait été incorporée dans la synagogue de la Ghriba.
D’après Gsell, à l’époque, « Djerba dépendait certainement de Carthage ». Les Carthaginois fondent plusieurs comptoirs, le plus important étant Meninx, sur la côte sud-est de l’île, qu’ils transforment en haut lieu d’échanges du bassin méditerranéen, y aménageant des ports pour leurs embarcations et l’utilisant comme escale dans leurs parcours de la Méditerranée19. Outre la culture de l’olivier, l’île carthaginoise abrite plusieurs ateliers de poterie, plusieurs pêcheries, et développe la teinture de pourpre à base de murex, qui fait la renommée de l’île12. Important relais vers le continent africain, Djerba connaît ainsi plus d’un demi-millénaire de prospérité avec les Phéniciens.
Les premiers contacts de l’île avec les Romains ont lieu lors de la Première Guerre punique, au cours d’opérations que ceux-ci mènent contre Carthage. La première, véritable expédition navale commandée par Cnaeus Servilius Caepio et Caius Sempronius Blaesus, est envoyée à Djerba en 253 av. J.-C.20. Une deuxième, commandée par le consul Cnaeus Servilius Geminus, est lancée en 217 av. J.-C., durant la Deuxième Guerre punique, l’année même de la bataille du lac Trasimène disputée entre Carthaginois et Romains en Italie. Cependant, « ce n’est qu’en l’an 6 ap. J.–C., après la phase des protectorats sur les princes berbères, les reges inservientes, que débute la colonisation directe dans la zone syrtique »21. On sait que l’île compte alors deux villes : Meninx et Thoar.
Elle abrite par la suite trois centres urbains principaux. L’un d’entre eux, dont le nom moderne est Henchir Bourgou, a été découvert à proximité de Midoun, au centre de l’île : on y trouve les vestiges — appelés « Roches de Bourgou » — d’une grande ville datant du IVe siècle av. J.-C., marqués par la présence de poteries abondantes et d’un imposant mausolée appartenant probablement à un membre d’une famille royale numide. Un deuxième centre, sur la côte sud-est, est un site de production de colorants à base de murex, cité par Pline l’Ancien comme occupant le second rang dans ce domaine derrière la cité de Tyr : de substantielles quantités de marbre coloré découvertes sur place témoignent de sa richesse. Le troisième centre important, probablement l’ancienne Haribus, se trouve sur la côte méridionale à proximité du village de Guellala.
Deux empereurs romains, Trébonien Galle et son fils Volusien, sont natifs de Djerba. Un décret romain de l’an 254, peu après leur mort, mentionne l’île dans l’expression Creati in insula Meninge quae nunc Girba dicitur : c’est la première trace connue de l’utilisation du nom de Girba22. Au milieu du IIIe siècle, une basilique est construite dans ce qui est alors l’évêché de Girba. Deux des évêques de l’île ont laissé leur nom dans l’histoire : Monnulus et Vincent, qui assistent respectivement aux conciles de Carthage de 255 et de 52523. Les ruines de leur cathédrale peuvent être identifiées près d’El Kantara, dans le sud-ouest de l’île, d’où provient un beau baptistère cruciforme conservé au musée national du Bardo à Tunis5.
Après les Romains, Djerba est envahie par les Vandales, puis par les Byzantins. C’est en 665 qu’elle tombe aux mains des Arabes dirigés par Ruwayfa ibn Thâbit Al Ansari, un compagnon du prophète Mahomet, pendant la campagne de Byzacène commandée par Muawiya Ben Hudaydj. L’île est alors le témoin de luttes entre factions musulmanes et se rallie finalement au parti des kharidjites24.
Des prospections archéologiques menées entre 1996 et 2000 sous les auspices de l’Université de Pennsylvanie, de l’Académie américaine à Rome et de l’Institut national du patrimoine ont révélé 250 sites archéologiques incluant de nombreuses villas puniques et romaines25.
Moyen Âge
Au XIe siècle, l’île devient indépendante à la suite de l’invasion de l’Ifriqiya par les Hilaliens venus d’Égypte et se convertit à la piraterie. Occupée par Abd al-Aziz ibn Mansur, sultan hammadide qui règne entre 1104 et 112126, elle est prise brièvement par Ali Ben Yahya en 1115-1116. Normands de Sicile, Aragonais, Espagnols et Ottomans s’y succédent durant « quatre siècles de lutte (1135-1560) au cours desquels chrétiens et musulmans s’y étaient massacrés »27.
C’est aussi au XIe siècle que la présence d’une communauté juive à Djerba est historiquement attestée par une lettre de commerce provenant de la Guenizah du Caire d’où sont tirés d’autres documents mentionnant les Djerbiens au Moyen Âge ; écrite vers 1030, elle fait référence à un certain Abū al-Faraj al-Jerbī (« Le Djerbien ») demeurant à Kairouan et commerçant avec l’Orient, soit l’Égypte et l’océan Indien28.
À plusieurs reprises durant le Moyen Âge, les chrétiens de Sicile et d’Aragon disputent leur possession aux kharidjites ibadites locaux. De cette période subsistent de nombreuses petites mosquées (dont des mosquées souterraines), dont les premières datent du XIIe siècle, ainsi que deux forts imposants. En 1134, profitant de la situation troublée de l’Ifriqiya29, les troupes normandes du royaume de Sicile s’emparent de l’île qui tombe sous la domination du roi Roger II de Sicile puis de son fils et successeur Guillaume le Mauvais. En 1154, les habitants de l’île se rebellent mais les Normands écrasent la révolte dans le sang ; seule une invasion almohade en 1160 parvient à chasser les Normands de Djerba et du littoral tunisien. Durant la seconde période, l’île devient un domaine féodal dirigé par une succession de seigneurs : Roger de Lauria (1284-1305), Roger II (1305-1310), Charles (1310) et Francis-Roger III (1310) ; des gouverneurs royaux sont également nommés tels que Simon de Montolieu (vers 1305-1308) et Ramon Muntaner (1308-1315). En 1286, les Aragonais prennent les Kerkennah qui deviennent une seigneurie pour la famille de Roger de Lauria qui fait construire à Djerba une forteresse en 1289, près de l’antique Meninx, qui est appelée Castelló et plus tard Borj El Kastil ou Borj El Gastil. Mais les tentatives de révolte de la part des habitants de l’île et des Tunisiens forcent le roi Frédéric II de Sicile à incorporer Djerba à la Sicile en 1309 et à nommer Muntaner comme dirigeant de l’île. Ce dernier administre l’île en 1311-1314. Une famine sévit durant des mois en 1311, ce qui pousse les habitants à se révolter, avec l’aide des Tunisiens du continent, dont les Hafsides, menés par Abû Yahyâ Abû Bakr al-Mutawakkil qui reprend l’île aux chrétiens aux environs de 133530.
Les Aragons abandonnent l’île pendant leur guerre contre les Castillans (1334-1335). Ils la reprennent en 1383 avec l’aide d’une flotte génoise mais ne la conservent que jusqu’à la fin de l’année 1392. De nouvelles attaques des Siciliens en 1424 et 1432 sont repoussées avec l’aide du souverain hafside Abû Fâris `Abd al-`Azîz al-Mutawakkil, alors que la flotte d’Alphonse V d'Aragon s’attaque à l’île sans succès31. Les musulmans construisent une forteresse dans le Nord de l’île, à côté des ruines de l’antique Girba, qu’ils appellent Borj El Kebir. La ville de Houmt Souk se développe aux alentours.
En 1480, les habitants de l’île se révoltent contre le souverain hafside Abû `Umar `Uthmân et prennent le contrôle de la chaussée romaine qui relie l’île au continent. Les luttes internes entre Wahbiya et Nakkara, deux factions des ibadites, qui dominent dans le Nord-Ouest et le Sud-Est de Djerba, n’arrêtent cependant pas le progrès économique de l’île. Les habitants paient alors un tribut au souverain mais restent indépendants. Pendant l’époque ziride, les tribus arabes envahissent la Tunisie mais Djerba échappe au contrôle de ces nomades32.
Du XVIe au XIXe siècle
Vers 1500, Djerba passe sous occupation ottomane. Le corsaire et amiral ottoman Khayr ad-Din Barberousse obtient du souverain hafside le gouvernement de l’île qui devient la base de la dizaine de navires de son escadre33. En 1511, Djerba est attaquée par les troupes du royaume d’Espagne, placées sous le commandement de Pedro Navarro, pour y établir une forteresse qui assurerait les conquêtes d’Oran, Bougie, Alger et Tripoli ; elles subissent cependant une défaite33. En 1513, l’île est pillée par les Génois.
Djerba est finalement occupée par l’Espagne, de 1521 à 1524 et de 1551 à 1560, puis devient à nouveau la base temporaire de Khayr ad-Din Barberousse. De 1524 à 1551, l’île est l’une des principales bases des corsaires ottomans et nord-africains conduits par Dragut. En avril 1551, ce dernier échappe aux galères du Génois Andrea Doria qui le bloquent dans un canal djerbien, à l’occasion de l’expédition de Djerba organisée par les chevaliers de Malte et le vice-roi de Naples contre Dragut34,35. La flotte de Juan Luis de la Cerda, duc de Medinaceli, attaque à son tour l’île en 1559 et l’occupe pour l’aménager en base d’opération contre Tripoli34.
C’est dans ce contexte de rivalité entre Ottomans et Européens pour le contrôle de la Méditerranée qu’une bataille navale oppose au large de l’île, du 9 au 14 mai 1560, la flotte ottomane menée par Piyale Pacha et Dragut à une flotte européenne principalement composée de navires espagnols, napolitains, siciliens et maltais. Les Ottomans coulent trente navires chrétiens et font 5 000 prisonniers le 15 mai ; la petite garnison chrétienne de Djerba est exterminée après une farouche défense et ses ossements amoncelés en pyramide, la Tour des crânes, qui subsiste jusqu’en 184634,36. Cette expédition est l’un des événements militaires et politiques les plus marquants du XVIe siècle37.
En 1568, le pacha de Tripoli s’y présente pour demander un grand tribut ; Djerba est prise par Ibrahim en 1598. En septembre 1611, l’île est attaquée par une puissante flotte de navires napolitains, génois et maltais ; elle perd près de 500 habitants qui s’étaient défendus38. Pendant le XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, elle dépend alternativement des gouverneurs d’Alger, de Tripoli ou de Tunis, l’annexion de Djerba à la Tunisie se concrétisant par un accord conclu en 161439. En 1705, avec l’établissement de la dynastie des Husseinites, le bey de Tunis y est dorénavant représenté par un cheikh et des caïds recrutés au sein des familles locales les plus influentes. La plus importante d’entre elles est la famille Senumeni, au XVIe siècle, puis celle des Bel Djelloud. L’un des membres de cette famille, Saïd, utilise tous les navires de l’île pour empêcher que Younès, fils d’Ali Ier Pacha, puisse se rendre sur Djerba, ce qui lui coûte la vie. De la seconde moitié du XVIIe siècle aux XVIIIe et XIXe siècles, la famille dominante est celle des Ben Ayed.
À partir du XVIIIe siècle, le malékisme se répand sur l’île aux côtés de l’ibadisme et la langue berbère perd peu à peu de son importance face à l’arabe. Au XVIIIe siècle, on assiste à des incursions de la part des nomades Ouerghemma et Accaras provenant de la région de la Djeffara. En 1705 et 1706, la peste fait ravage et revient en 1809. En 1794, Djerba est pillée par un aventurier nommé Ali Burghul durant 58 jours et, en 1864, elle est à nouveau attaquée par des nomades de la région de Zarzis. Cette même année, une nouvelle épidémie de peste et une révolte sont relevées. En 1846, Ahmed Ier Bey interdit l’esclavage, acte qui affecte l’économie de l’île qui est alors l’un des plus importants centres du commerce des esclaves en Tunisie, avec Gabès, où parviennent les caravanes d’esclaves venant des oasis de Ghadamès et Ghat. Ce commerce se déplace par la suite vers Tripoli.
Période moderne
Djerba reste sous domination ottomane jusqu’en 1881, date à laquelle la Tunisie passe sous protectorat français à la suite du bombardement de l’île40 et de son occupation militaire :
« Le 28 juillet 1881, les troupes françaises occupent Borj El Kebir, à Houmt Souk, et y restent jusqu’en 1890, date à laquelle l’administration de l’île passe à l’autorité civile41. »
En 1956, la Tunisie accède à l’indépendance et Djerba devient une délégation dépendant du gouvernorat de Médenine. Toutefois, comme le principal adversaire politique du président Habib Bourguiba pendant la lutte pour l’indépendance de la Tunisie, à savoir Salah Ben Youssef — les deux hommes politiques ayant une approche politique différente — était originaire de Djerba, celle-ci est négligée pendant plusieurs années sur le plan des infrastructures. Pendant que des hôpitaux, lycées et routes sont construits, même dans de petites localités dans le reste du pays, Djerba n’en est dotée que durant les années 1970 et 1980. Elle n’est pas un gouvernorat alors que des régions beaucoup moins peuplées le sont devenues. Entre 1962 et 1969, les Djerbiens s’expatrient par milliers (entre 5 000 et 6 000 chefs de famille), en raison de la mauvaise conjoncture économique engendrée par une réforme étatique des structures commerciales42, et rejoignent l’Europe (pour 80 % d’entre eux vers la France). Plus de la moitié de ces derniers s’installent dans la région parisienne ; les localités de Sedouikech, Guellala et Ajim se vident quasiment de leur population active42.
Le visage de Djerba a beaucoup changé depuis les années 1960 : zone hôtelière, extension de l’aéroport et des localités — de simples hameaux devenant de véritables localités —, élargissement des routes ou encore installation de pylônes électriques43. Seules certaines parties de l’intérieur de l’île sont restées presque intactes tout comme une partie de la côte méridionale.
En mars 1976, certaines rues d’Ajim sont transformées afin de servir de décor, les 2 et 3 avril, au tournage de Star Wars. Des rues de Mos Eisley sont ainsi représentées. À quatorze kilomètres au nord, le marabout de Sidi Jemour sert également de décor à Mos Eisley et Anchorhead.
Le 11 avril 2002, un attentat est commis contre la synagogue de la Ghriba. Un camion bourré d’explosifs saute à proximité de cette dernière : 21 personnes sont tuées, dont quatorze Allemands, cinq Tunisiens et deux Français, et d’autres blessées. Le gouvernement tunisien parle d’un accident mais les experts suggèrent rapidement un attentat, revendiqué par la suite par Al-Qaida. La communauté juive de l’île compte alors environ 700 personnes, alors qu’elle se chiffrait à 4 300 en 194644.
Dès l’Antiquité, les historiens mentionnent Djerba qu’ils identifient à la première île où, dans l’Odyssée, Homère fait échouer Ulysse et ses compagnons, égarés en mer de retour de la guerre de Troie (vers 1185 av. J.-C.)12 ; pour avoir goûté au lotos, « fruit doux comme le miel qui plonge tous ceux qui en dégustent dans les délices d’un bienheureux oubli qui efface tous les soucis de l’existence », Ulysse « que ce fruit miraculeux aurait plongé dans une heureuse amnésie »13, a peine à quitter l’île des Lotophages (mangeurs de lotos)14.
À l’orée de l’Histoire, le territoire de l’actuelle Tunisie est peuplé de Berbères au mode de vie néolithique15. Plusieurs spécialistes, dont Lucien Bertholon16 et Stéphane Gsell17, admettent l’existence de migrations entre la mer Égée et le golfe des Syrtes, où se trouve Djerba, au cours du IIe millénaire av. J.-C.. Avant même la fondation de Carthage, au IXe siècle av. J.-C., des Phéniciens de Tyr auraient implanté plusieurs comptoirs le long de la côte de la Libye et de la Tunisie actuelles jusqu’à Utique. Djerba en fit sans doute partie. Le Périple du Pseudo-Scylax, qui remonte approximativement au milieu du IVe siècle av. J.-C., donne sur l'île les indications les plus anciennes, exception faite de celles d’Homère :
« On y fait beaucoup d’huile, qu’on tire de l’olivier sauvage ; l’île produit d’ailleurs beaucoup de fruits, de blé, d’orge, la terre est fertile9. »
La tradition locale, dans sa version la plus courante, rapporte que les premiers Juifs se seraient installés à Djerba après la destruction par l’empereur Nabuchodonosor II, en 586 av. J.-C., du Temple de Salomon18, dont une porte aurait été incorporée dans la synagogue de la Ghriba.
D’après Gsell, à l’époque, « Djerba dépendait certainement de Carthage ». Les Carthaginois fondent plusieurs comptoirs, le plus important étant Meninx, sur la côte sud-est de l’île, qu’ils transforment en haut lieu d’échanges du bassin méditerranéen, y aménageant des ports pour leurs embarcations et l’utilisant comme escale dans leurs parcours de la Méditerranée19. Outre la culture de l’olivier, l’île carthaginoise abrite plusieurs ateliers de poterie, plusieurs pêcheries, et développe la teinture de pourpre à base de murex, qui fait la renommée de l’île12. Important relais vers le continent africain, Djerba connaît ainsi plus d’un demi-millénaire de prospérité avec les Phéniciens.
Les premiers contacts de l’île avec les Romains ont lieu lors de la Première Guerre punique, au cours d’opérations que ceux-ci mènent contre Carthage. La première, véritable expédition navale commandée par Cnaeus Servilius Caepio et Caius Sempronius Blaesus, est envoyée à Djerba en 253 av. J.-C.20. Une deuxième, commandée par le consul Cnaeus Servilius Geminus, est lancée en 217 av. J.-C., durant la Deuxième Guerre punique, l’année même de la bataille du lac Trasimène disputée entre Carthaginois et Romains en Italie. Cependant, « ce n’est qu’en l’an 6 ap. J.–C., après la phase des protectorats sur les princes berbères, les reges inservientes, que débute la colonisation directe dans la zone syrtique »21. On sait que l’île compte alors deux villes : Meninx et Thoar.
Elle abrite par la suite trois centres urbains principaux. L’un d’entre eux, dont le nom moderne est Henchir Bourgou, a été découvert à proximité de Midoun, au centre de l’île : on y trouve les vestiges — appelés « Roches de Bourgou » — d’une grande ville datant du IVe siècle av. J.-C., marqués par la présence de poteries abondantes et d’un imposant mausolée appartenant probablement à un membre d’une famille royale numide. Un deuxième centre, sur la côte sud-est, est un site de production de colorants à base de murex, cité par Pline l’Ancien comme occupant le second rang dans ce domaine derrière la cité de Tyr : de substantielles quantités de marbre coloré découvertes sur place témoignent de sa richesse. Le troisième centre important, probablement l’ancienne Haribus, se trouve sur la côte méridionale à proximité du village de Guellala.
Deux empereurs romains, Trébonien Galle et son fils Volusien, sont natifs de Djerba. Un décret romain de l’an 254, peu après leur mort, mentionne l’île dans l’expression Creati in insula Meninge quae nunc Girba dicitur : c’est la première trace connue de l’utilisation du nom de Girba22. Au milieu du IIIe siècle, une basilique est construite dans ce qui est alors l’évêché de Girba. Deux des évêques de l’île ont laissé leur nom dans l’histoire : Monnulus et Vincent, qui assistent respectivement aux conciles de Carthage de 255 et de 52523. Les ruines de leur cathédrale peuvent être identifiées près d’El Kantara, dans le sud-ouest de l’île, d’où provient un beau baptistère cruciforme conservé au musée national du Bardo à Tunis5.
Après les Romains, Djerba est envahie par les Vandales, puis par les Byzantins. C’est en 665 qu’elle tombe aux mains des Arabes dirigés par Ruwayfa ibn Thâbit Al Ansari, un compagnon du prophète Mahomet, pendant la campagne de Byzacène commandée par Muawiya Ben Hudaydj. L’île est alors le témoin de luttes entre factions musulmanes et se rallie finalement au parti des kharidjites24.
Des prospections archéologiques menées entre 1996 et 2000 sous les auspices de l’Université de Pennsylvanie, de l’Académie américaine à Rome et de l’Institut national du patrimoine ont révélé 250 sites archéologiques incluant de nombreuses villas puniques et romaines25.
Moyen Âge
Au XIe siècle, l’île devient indépendante à la suite de l’invasion de l’Ifriqiya par les Hilaliens venus d’Égypte et se convertit à la piraterie. Occupée par Abd al-Aziz ibn Mansur, sultan hammadide qui règne entre 1104 et 112126, elle est prise brièvement par Ali Ben Yahya en 1115-1116. Normands de Sicile, Aragonais, Espagnols et Ottomans s’y succédent durant « quatre siècles de lutte (1135-1560) au cours desquels chrétiens et musulmans s’y étaient massacrés »27.
C’est aussi au XIe siècle que la présence d’une communauté juive à Djerba est historiquement attestée par une lettre de commerce provenant de la Guenizah du Caire d’où sont tirés d’autres documents mentionnant les Djerbiens au Moyen Âge ; écrite vers 1030, elle fait référence à un certain Abū al-Faraj al-Jerbī (« Le Djerbien ») demeurant à Kairouan et commerçant avec l’Orient, soit l’Égypte et l’océan Indien28.
À plusieurs reprises durant le Moyen Âge, les chrétiens de Sicile et d’Aragon disputent leur possession aux kharidjites ibadites locaux. De cette période subsistent de nombreuses petites mosquées (dont des mosquées souterraines), dont les premières datent du XIIe siècle, ainsi que deux forts imposants. En 1134, profitant de la situation troublée de l’Ifriqiya29, les troupes normandes du royaume de Sicile s’emparent de l’île qui tombe sous la domination du roi Roger II de Sicile puis de son fils et successeur Guillaume le Mauvais. En 1154, les habitants de l’île se rebellent mais les Normands écrasent la révolte dans le sang ; seule une invasion almohade en 1160 parvient à chasser les Normands de Djerba et du littoral tunisien. Durant la seconde période, l’île devient un domaine féodal dirigé par une succession de seigneurs : Roger de Lauria (1284-1305), Roger II (1305-1310), Charles (1310) et Francis-Roger III (1310) ; des gouverneurs royaux sont également nommés tels que Simon de Montolieu (vers 1305-1308) et Ramon Muntaner (1308-1315). En 1286, les Aragonais prennent les Kerkennah qui deviennent une seigneurie pour la famille de Roger de Lauria qui fait construire à Djerba une forteresse en 1289, près de l’antique Meninx, qui est appelée Castelló et plus tard Borj El Kastil ou Borj El Gastil. Mais les tentatives de révolte de la part des habitants de l’île et des Tunisiens forcent le roi Frédéric II de Sicile à incorporer Djerba à la Sicile en 1309 et à nommer Muntaner comme dirigeant de l’île. Ce dernier administre l’île en 1311-1314. Une famine sévit durant des mois en 1311, ce qui pousse les habitants à se révolter, avec l’aide des Tunisiens du continent, dont les Hafsides, menés par Abû Yahyâ Abû Bakr al-Mutawakkil qui reprend l’île aux chrétiens aux environs de 133530.
Les Aragons abandonnent l’île pendant leur guerre contre les Castillans (1334-1335). Ils la reprennent en 1383 avec l’aide d’une flotte génoise mais ne la conservent que jusqu’à la fin de l’année 1392. De nouvelles attaques des Siciliens en 1424 et 1432 sont repoussées avec l’aide du souverain hafside Abû Fâris `Abd al-`Azîz al-Mutawakkil, alors que la flotte d’Alphonse V d'Aragon s’attaque à l’île sans succès31. Les musulmans construisent une forteresse dans le Nord de l’île, à côté des ruines de l’antique Girba, qu’ils appellent Borj El Kebir. La ville de Houmt Souk se développe aux alentours.
En 1480, les habitants de l’île se révoltent contre le souverain hafside Abû `Umar `Uthmân et prennent le contrôle de la chaussée romaine qui relie l’île au continent. Les luttes internes entre Wahbiya et Nakkara, deux factions des ibadites, qui dominent dans le Nord-Ouest et le Sud-Est de Djerba, n’arrêtent cependant pas le progrès économique de l’île. Les habitants paient alors un tribut au souverain mais restent indépendants. Pendant l’époque ziride, les tribus arabes envahissent la Tunisie mais Djerba échappe au contrôle de ces nomades32.
Du XVIe au XIXe siècle
Vers 1500, Djerba passe sous occupation ottomane. Le corsaire et amiral ottoman Khayr ad-Din Barberousse obtient du souverain hafside le gouvernement de l’île qui devient la base de la dizaine de navires de son escadre33. En 1511, Djerba est attaquée par les troupes du royaume d’Espagne, placées sous le commandement de Pedro Navarro, pour y établir une forteresse qui assurerait les conquêtes d’Oran, Bougie, Alger et Tripoli ; elles subissent cependant une défaite33. En 1513, l’île est pillée par les Génois.
Djerba est finalement occupée par l’Espagne, de 1521 à 1524 et de 1551 à 1560, puis devient à nouveau la base temporaire de Khayr ad-Din Barberousse. De 1524 à 1551, l’île est l’une des principales bases des corsaires ottomans et nord-africains conduits par Dragut. En avril 1551, ce dernier échappe aux galères du Génois Andrea Doria qui le bloquent dans un canal djerbien, à l’occasion de l’expédition de Djerba organisée par les chevaliers de Malte et le vice-roi de Naples contre Dragut34,35. La flotte de Juan Luis de la Cerda, duc de Medinaceli, attaque à son tour l’île en 1559 et l’occupe pour l’aménager en base d’opération contre Tripoli34.
C’est dans ce contexte de rivalité entre Ottomans et Européens pour le contrôle de la Méditerranée qu’une bataille navale oppose au large de l’île, du 9 au 14 mai 1560, la flotte ottomane menée par Piyale Pacha et Dragut à une flotte européenne principalement composée de navires espagnols, napolitains, siciliens et maltais. Les Ottomans coulent trente navires chrétiens et font 5 000 prisonniers le 15 mai ; la petite garnison chrétienne de Djerba est exterminée après une farouche défense et ses ossements amoncelés en pyramide, la Tour des crânes, qui subsiste jusqu’en 184634,36. Cette expédition est l’un des événements militaires et politiques les plus marquants du XVIe siècle37.
En 1568, le pacha de Tripoli s’y présente pour demander un grand tribut ; Djerba est prise par Ibrahim en 1598. En septembre 1611, l’île est attaquée par une puissante flotte de navires napolitains, génois et maltais ; elle perd près de 500 habitants qui s’étaient défendus38. Pendant le XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, elle dépend alternativement des gouverneurs d’Alger, de Tripoli ou de Tunis, l’annexion de Djerba à la Tunisie se concrétisant par un accord conclu en 161439. En 1705, avec l’établissement de la dynastie des Husseinites, le bey de Tunis y est dorénavant représenté par un cheikh et des caïds recrutés au sein des familles locales les plus influentes. La plus importante d’entre elles est la famille Senumeni, au XVIe siècle, puis celle des Bel Djelloud. L’un des membres de cette famille, Saïd, utilise tous les navires de l’île pour empêcher que Younès, fils d’Ali Ier Pacha, puisse se rendre sur Djerba, ce qui lui coûte la vie. De la seconde moitié du XVIIe siècle aux XVIIIe et XIXe siècles, la famille dominante est celle des Ben Ayed.
À partir du XVIIIe siècle, le malékisme se répand sur l’île aux côtés de l’ibadisme et la langue berbère perd peu à peu de son importance face à l’arabe. Au XVIIIe siècle, on assiste à des incursions de la part des nomades Ouerghemma et Accaras provenant de la région de la Djeffara. En 1705 et 1706, la peste fait ravage et revient en 1809. En 1794, Djerba est pillée par un aventurier nommé Ali Burghul durant 58 jours et, en 1864, elle est à nouveau attaquée par des nomades de la région de Zarzis. Cette même année, une nouvelle épidémie de peste et une révolte sont relevées. En 1846, Ahmed Ier Bey interdit l’esclavage, acte qui affecte l’économie de l’île qui est alors l’un des plus importants centres du commerce des esclaves en Tunisie, avec Gabès, où parviennent les caravanes d’esclaves venant des oasis de Ghadamès et Ghat. Ce commerce se déplace par la suite vers Tripoli.
Période moderne
Djerba reste sous domination ottomane jusqu’en 1881, date à laquelle la Tunisie passe sous protectorat français à la suite du bombardement de l’île40 et de son occupation militaire :
« Le 28 juillet 1881, les troupes françaises occupent Borj El Kebir, à Houmt Souk, et y restent jusqu’en 1890, date à laquelle l’administration de l’île passe à l’autorité civile41. »
En 1956, la Tunisie accède à l’indépendance et Djerba devient une délégation dépendant du gouvernorat de Médenine. Toutefois, comme le principal adversaire politique du président Habib Bourguiba pendant la lutte pour l’indépendance de la Tunisie, à savoir Salah Ben Youssef — les deux hommes politiques ayant une approche politique différente — était originaire de Djerba, celle-ci est négligée pendant plusieurs années sur le plan des infrastructures. Pendant que des hôpitaux, lycées et routes sont construits, même dans de petites localités dans le reste du pays, Djerba n’en est dotée que durant les années 1970 et 1980. Elle n’est pas un gouvernorat alors que des régions beaucoup moins peuplées le sont devenues. Entre 1962 et 1969, les Djerbiens s’expatrient par milliers (entre 5 000 et 6 000 chefs de famille), en raison de la mauvaise conjoncture économique engendrée par une réforme étatique des structures commerciales42, et rejoignent l’Europe (pour 80 % d’entre eux vers la France). Plus de la moitié de ces derniers s’installent dans la région parisienne ; les localités de Sedouikech, Guellala et Ajim se vident quasiment de leur population active42.
Le visage de Djerba a beaucoup changé depuis les années 1960 : zone hôtelière, extension de l’aéroport et des localités — de simples hameaux devenant de véritables localités —, élargissement des routes ou encore installation de pylônes électriques43. Seules certaines parties de l’intérieur de l’île sont restées presque intactes tout comme une partie de la côte méridionale.
En mars 1976, certaines rues d’Ajim sont transformées afin de servir de décor, les 2 et 3 avril, au tournage de Star Wars. Des rues de Mos Eisley sont ainsi représentées. À quatorze kilomètres au nord, le marabout de Sidi Jemour sert également de décor à Mos Eisley et Anchorhead.
Le 11 avril 2002, un attentat est commis contre la synagogue de la Ghriba. Un camion bourré d’explosifs saute à proximité de cette dernière : 21 personnes sont tuées, dont quatorze Allemands, cinq Tunisiens et deux Français, et d’autres blessées. Le gouvernement tunisien parle d’un accident mais les experts suggèrent rapidement un attentat, revendiqué par la suite par Al-Qaida. La communauté juive de l’île compte alors environ 700 personnes, alors qu’elle se chiffrait à 4 300 en 194644.
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